L’homme qui plantait des arbres

Pour que le caractère d’un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l’idée qui la dirige est d’une générosité sans exemple, s’il est absolument certain qu’elle n’a cherché de récompense nulle part et qu’au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d’erreurs, devant un caractère inoubliable.

Quel est ce caractère ? 

Qui est cet être humain ? 

De quelle action s’agit-il et quelle est sa portée au point qu’elle fasse l’objet d’une publication dans le magazine américain The Reader’s Digest en 1953 ?

L’auteur de ces mots si admiratifs n’est autre que Jean Giono que nous redécouvrons à la faveur du cinquantième anniversaire de sa mort le 9 octobre 1970. Répondant à la sollicitation de la revue d’outre-Atlantique, Giono a souhaité mettre en scène Elzéard Bouffier,
«  mort paisiblement en 1947 à l’hospice de Banon ». Et si ce personnage, tout droit sorti de l’imagination de Giono est bien fictif, ce qu’en raconte l’auteur ne l’est pas. Quelque part entre la montagne de Lure qui domine Sisteron et Die qui se languit au bord de la Drôme, s’étendent des « déserts, des landes nues et monotones, […]. Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, après trois jours de marche, je me trouvais dans une désolation sans exemple. Je campais à côté d’un squelette de village abandonné. Je n’avais plus d’eau depuis la veille et il me fallait en trouver.[…] Il y avait bien une fontaine, mais sèche. […] toute vie avait disparu. C’était un beau jour de juin avec grand soleil, mais, sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalité insupportable ».

Arrêtons là ; les éléments décrits sont suffisants pour que le décor soit bien planté. C’est là, dans ces «  endroits où l’on vit mal »
qu’apparaît Elzéard Bouffier, une oasis à lui tout seul. Berger solitaire, l’homme sélectionnait des glands assidûment, « sé-
parant les bons des mauvais ».
Confiant  régulièrement son troupeau à la garde du chien, il parcourait la montagne, perçant le sol d’une tringle de fer de sa conception et y laissant tomber un gland. « Il plantait des chênes ».
Obstinément. Sans se soucier de l’identité du propriétaire des lieux. « Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en avait planté cent mille ». Une décennie plus tard, il pouvait arpenter sa forêt, forte de plusieurs milliers d’hectares de chênes, hêtres et bouleaux.

L’eau revint « dans des ruisseaux qui, de mémoire d’homme, avaient toujours été à sec. […]
En même temps que l’eau réapparut, réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre ».
Une délégation officielle fut dépêchée sur place pour examiner « la forêt naturelle »
miraculeusement régénérée. On décida sagement de la placer
« sous la sauvegarde de l’État ».

Avec cette fable, Giono sollicite encore aujourd’hui notre regard :
avons-nous « la bonne fortune de pouvoir observer [les choses] pendant de longues années » ?
L’observation est une qualité dont l’expression suppose du temps. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage 1 ». Les temps actuels sont à la force et à la rage en divers domaines. A la vitesse aussi. L’approche environnementale, à l’opposé, nécessite doigté et finesse, disponibilité et méthode 2.
Alors, forts de ces dispositions acquises par la pratique et dont l’efficacité a été raisonnée, il nous est permis d’aborder un monde nouveau, celui qui nous entoure et auquel nous ne prêtons pas suffisamment attention. « Notre monde est devenu volatil et désenchanté. Nous ne regardons ni derrière, ni devant. Nous nous désengageons des réalités sensibles pour n’accorder nos regards qu’à des spectacles de paillettes éphémères 3 ». « Penser comme un arbre », c’est s’étonner devant un être qui remonte l’eau vers le ciel, fixant le temps dans ses cernes et qui, du dioxyde de carbone, élabore ses propres tissus. De peu, tel Elzéard Bouffier, il fait beaucoup. Avec du temps et de l’observation, il nous est loisible d’en mesurer les effets chaque jour et pour longtemps. Si l’arbre est un modèle de croissance, alors la forêt est une école de développement. L’arbre ne cache pas la forêt, il nous y conduit.

1 Jean de La Fontaine, Le lion et le rat.

2 Qualités professionnelles mises en œuvre quotidiennement par Anne Vasseur et Roland Blandin, les animateurs de Sèvre Environnement, que nous saluons chaleureusement. 

3 Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Editions Odile Jacob, 2018, 142 pages. 

Post Author: Didier Dolé