Poussés par le marketing, la publicité et la facilité à débloquer des crédits à la consommation, nous sommes devenus des hyper-consommateurs. Tout se résume en deux mots : posséder, accumuler. Qu’importe si après nous, c’est le déluge, comme le faisait remarquer le roi Louis XV à ses courtisans. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont familiarisés avec l’idée que le bonheur passe d’abord par le confort et la satisfaction de ses envies personnelles. Face à une Terre qui n’en peut plus, jusqu’où sommes-nous prêts à nous engager ? Sommes-nous prêts à changer nos modes de pensée et à devenir des consom’acteurs pour sauver notre planète ?
Avec la crise sanitaire actuelle, plusieurs articles sont revenus ces dernières semaines sur ces questions.
Nous sommes entrés dans l’époque du changement permanent
« La crise du Covid va durablement amplifier le désarroi de l’individu contemporain » constate le sociologue Hugues Lagrange1. « Pour les étudiants, l’incertitude du moment se conjugue avec l’incertitude qui caractérise cet âge de la vie. Ceux qui, en faisant des études, ont investi sur le futur, voient ce futur se voiler ». Rien ne semble plus tout à fait comme avant. La crise sanitaire provoque des souffrances invisibles chez beaucoup, qui vont se faire ressentir à long terme. On peut penser aux petits patrons, qui vont perdre jusqu’au travail d’une vie, ou aux personnes âgées isolées, mais cette inquiétude est le symptôme d’un désarroi plus large, qui touche la plupart des individus contemporains.
Pourtant, il serait naïf de croire que de cette critique de l’individualisme exacerbé, au sein de nos sociétés placées en situation de compétition permanente, ou de ce refus de la poursuite d’une croissance devenue une fin en soi, puisse émerger spontanément un modèle de société plus humain. « Les sociétés modernes se veulent axiologiquement neutres », comme le rappelle Hugues Lagrange. « L’idée même du souhaitable n’est plus l’objet d’une croyance partagée comme d’ailleurs la portée des interdits. Nos sociétés ont perdu depuis longtemps le sens du sacré comme respect des limites, et le bel idéal de liberté comme autonomie, c’est-à-dire d’ouverture des choix dans une acceptation de la loi commune, a souvent été dévoyé en une liberté conçue comme absence de contrainte ». Nous sommes entrés dans l’époque du changement permanent. C’est d’ailleurs pourquoi, chez les économistes, Schumpeter2 est à la mode, comme le remarque Daniel Cohen3, directeur du département d’économie de l’Ecole Normale Supérieure. « Il a montré que l’essence même du capitalisme est un processus de destruction perpétuelle, qui vise à remplacer ce qui existe par des choses nouvelles. Gilles Deleuze parle de
« déstabilisation permanente ».
Dans un système capitaliste, rien ne peut rester stable ».
Alexis de Tocqueville4, dès le XIXème siècle, l’avait d’ailleurs prédit : « Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous […], une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes […]. Mais en détruisant les privilèges de quelques-uns […] ils rencontrent la concurrence de tous ». Nous sommes donc passés à une société plus horizontale, donc plus compétitive. Avec l’avènement du capitalisme numérique, au début des années 2000, on cherche encore plus le moyen de réduire les coûts, et on fait tout pour avoir des étoiles comme les chauffeurs Uber ou les hôtes Airbnb. Mais il faut bien concevoir que toute routine a vocation à être remplacée par un algorithme. D’où cette injonction à être dans la créativité pour ne pas être « algorithmisé ». Les plus menacées, selon Daniel Cohen, « seront les professions intermédiaires. Les classes moyennes inférieures sont en voie de prolétarisation, quand, il y a cinquante ans, elles étaient en voie d’embourgeoisement. C’est pour cela qu’elles sont très malheureuses et en colère : elles n’ont plus d’avenir. » Comment faire alors pour que les changements actuels ne laissent pas trop de monde sur le bord de la route ? Comment changer à l’échelle individuelle ?
Comment la crise sanitaire peut changer nos vies
Dès le mois de juin 2020, les Français dans leur ensemble pressentaient déjà ces bouleversements profonds. Il y aurait, pour eux, un
« avant » et un « après » crise sanitaire. Dans un sondage IFOP5 pour la Tribune,
Europe 1 et Public Sénat, à l’issue du tout premier confinement, ils étaient 73% à pressentir les changements, en premier lieu dans leur manière de travailler et de consommer, mais aussi, pour près de la moitié des sondés, dans leurs relations à leurs proches. Et plus d’un tiers des Français disaient souhaiter « changer de mode de vie ». Comment ? En consommant de façon plus locale et responsable, par une meilleure hygiène de vie, en espérant un bout de jardin ou un travail plus en adéquation avec leurs valeurs. Pour Eléna Fourès6, coach de dirigeants, fondatrice du cabinet Idem Per Idem7, les ressorts du changement,
« c’est d’abord de décider. De ne plus tout attendre de l’Etat, de son entreprise. De tout ce qui nous rend dépendant. Se prendre en main, pour construire sur le long terme une façon bien à soi de parvenir à l’autonomie ». De ce point de vue, « la crise peut être un accélérateur de motivation, car les choses ne revien-dront pas comme avant ».
Pour Hugues Lagrange, la crise pourrait bien « être accoucheuse d’une profonde réorientation. D’abord, chez ceux qui ont commencé à prendre une autre direction, qui ont délibérément privilégié le fait de donner du sens à leur vie, de poursuivre des buts intrinsèques, de se rapprocher non pas seulement de la nature, mais de leur nature, de leurs émotions, de chercher l’équilibre plutôt que les prouesses ou le prestige des gratifications purement matérielles et mondaines. Une vie plus frugale, plus conviviale, plus attentive aux équilibres, n’est pas forcément une moindre vie ». Au lieu de trouver l’application qui soigne sans médecin, on aurait besoin de celle qui permette aux médecins de mieux se coordonner. « Ce que je défends, précise de son côté Daniel Cohen, c’est un humanisme qui mette la technologie à son service et non pas le contraire. Une technologie dont la finalité soit d’aider les humains à s’occuper des humains. De créer des circuits courts ». Face à la norme du toujours plus vite, du toujours stressant, nous sommes invités, en tant que consommateurs et acteurs, à créer une contre-culture, où l’on s’interroge sur l’urgence réelle des situations et la qualité des décisions prises. Et qui dise : on ne va pas faire vite, on va faire bien ;
on ne va pas consommer plus vite, on va consommer mieux et vivre mieux. Il est très important d’imposer dans les entreprises d’autres normes de performances que la course au prix ou la course au juste à temps, de mettre en place des critères de bien-être, et non de rendement. Rien ne justifie l’usure psychique qu’exige aujourd’hui le monde du travail.
Vivre, c’est s’adapter
Cet appel à la sobriété rejoint les analyses scientifiques des biologistes sur les relations du vivant avec son environnement. Pour Gilles Bœuf8, nous devons garder à l’esprit que « pour survivre, le vivant s’est adapté aux changements de son environnement. Nous devons aussi accepter de changer ». La biodiversité et l’ultralibéralisme fanatique du marché, ne peuvent cohabiter. « L’économie que nous avons mise en place repose sur la spéculation et consiste à détruire et surexploiter notre planète. Le respect de l’autre et de la biodiversité se heurte à l’imprévoyance, l’arrogance et la cupidité ». Nous fonctionnons actuellement avec des lois du marché sans limites, qui ne laissent aucune chance à la biodiversité. « La planète nous oblige à une croissance verte : moins de consumérisme et plus de sobriété. C’est parfaitement jouable, c’est une question d’éducation ! » Nous devons remettre du sens et de l’équité dans nos façons de consommer, dans nos modes de vie et, pour cela, nous devons, dès la maternelle, enseigner aux tout-petits que nous sommes la nature et la biodiversité. En cela, la crise du Covid peut être, pour chacun d’entre nous, l’occasion de cette prise de conscience indispensable : agresser le vivant revient à nous agresser.
1 Hugues LAGRANGE est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Dernière parution : Les maladies du bonheur, PUF 2020, 480 p.
2 Joseph SCHUMPETER (1883-1950) économiste autrichien ayant mis en lumière le rôle de l’entrepreneur dans l’évolution de l’économie.
3 Daniel COHEN est directeur du département d’économie de l’Ecole Normale Supérieure, auteur d’un ouvrage de référence sur le changement : « Il faut dire que les temps ont changé, chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète », Éditions Albin Michel, 224 p.,
4 Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), français, philosophe, magistrat, politique, précurseur de la sociologie. Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835), il expose les possibles dérives liberticides de la passion de l’égalité chez les hommes.
5 Sondage IFOP auprès d’un échantillon représentatif de 1005 personnes, âgées de 18 ans et plus, réalisé les 18 et 19 juin 2020.
6 Eléna FOURES : Neuro-linguiste, Docteur ès sciences de la Sorbonne, spécialisée en leadership et transculturalité, fondatrice du cabinet Idem Per Idem.
7 Idem Per Idem : cabinet français spécialisé dans le domaine du changement et du développement des dirigeants
8 Gilles BŒUF : Biologiste, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie, a été président du Museum National d’Histoire Naturelle de 2009 à 2015