Paysage et santé

En octobre 2015, Sèvre Environnement, lors de sa conférence annuelle, invitait Bruno Parmentier1 à traiter d’un vaste sujet bien résumé dans un titre aux accents de défi − Nourrir l’humanité au
XXI
ème siècle, sur une planète aux ressources déclinantes. Dans son ouvrage intitulé Nourrir l’humanité2, Bruno Parmentier écrit : « On estime que l’élevage mondial […] va connaître des crises sanitaires croissantes. C’est en Asie où cette activité s’est considérablement développée, dans un contexte de veille et de prévention sanitaire approximatives, que le ”réservoir de virus” est le plus important. Dans le cas où le virus se transmet de l’animal à l’homme, les risques peuvent être immenses […]. Jusqu’à aujourd’hui, l’homme a échappé au pire, mais toutes les conditions sont réunies en Asie pour qu’éclate un drame : grande densité de population, développement exponentiel des élevages à proximité immédiate des habitations, faible système de contrôle sanitaire, conditions de transport et chaînes du froid très approximatives, etc. […]; imaginons un instant les dégâts causés par un virus qui se transmettrait d’homme à homme par voie respiratoire […]». Nous y sommes ! 

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est La-Pommeraie-sur-Sevre.jpg.A la lecture de ce pronostic d’une étonnante justesse, se pose une question légitime : de quelle problématique plus profonde cet événement mondial – la COVID 19 – est-elle le signe actuellement et durablement visible ? Bruno Parmentier nous livre trois clefs pour répondre. Dans ses propos, il est question de potentielles crises sanitaires dans l’élevage mondial, d’une grande proximité entre l’homme et l’animal et d’une veille sanitaire déficiente, autant d’éléments qui relèvent de la santé − animale et humaine − d’une part, de l’aménagement de l’espace et donc du paysage d’autre part. Remarquons que ces réalités sont ici intimement mêlées : la grande proximité de l’homme et de l’animal d’élevage, liée à un suivi sanitaire plus qu’incertain, sont pointés du doigt. C’est de ce lien entre le paysage et la santé dont nous voulons traiter dans ces lignes dans un article en deux parties3. 

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est La-mare-01-04-20.05.jpg.De l’espace au paysage

L’espace est cette étendue indéfinie qui nous entoure et que, sans cesse, nous aménageons – souvent sans ménagement − au gré de nos activités agricoles, industrielles, touristiques ou urbaines. Nous sommes aussi capables de l’abandonner à lui-même faute d’une rentabilité suffisante ou en l’absence d’un projet bien défini le concernant. Le résultat de ce travail – ou de ce manque d’imagination – se perçoit dans le paysage que nous avons sous nos yeux. Il est cette part sensible et symbolique de l’environnement que nous nous sommes appropriée pour en faire mieux que notre simple milieu de vie, un objet culturel voire patrimonial4.

Le paysage est le résultat de la rencontre entre une personne et un espace. Selon Augustin Berque5, chacun porte sur son environnement immédiat un regard qui lui est propre, fruit tout à la fois de ses capacités d’observation, de son héritage culturel et de son expérience personnelle. De ses intentions aussi. Autant d’observateurs, autant de paysages perçus. Pour nous en convaincre, mettons diverses personnes face à un même espace à aménager. Que voient-elles ? L’agriculteur imagine des quintaux de blé. L’entrepreneur industriel voit des chaînes de montage. Le randonneur perçoit des circuits pédestres ou équestres à foison. L’urbaniste rêve de zones commerciales et de parkings. Ainsi l’observateur n’est pas neutre ; il a des émotions, des références et des connaissances qui lui sont propres. Le berger ne ressent pas la prairie comme le campeur et l’ouvrier n’interprète pas la fumée de son usine comme le touriste. En quelque sorte, le paysage est toujours d’abord mon paysage, en fonction de ce que je suis, de ce que je veux !

Le paysage est une notion récente dans notre monde européen. Le mot paysage n’apparaît dans notre langue qu’à la Renaissance. Il nous vient de la peinture : il a fallu représenter sur une toile la réalité que nous avions devant les yeux, la mettre à distance, pour pouvoir la nommer. La Chine, elle, l’utilise depuis douze siècles déjà. La langue chinoise est d’une subtilité étonnante, elle ne dispose que d’un seul mot pour désigner à la fois l’acte de peindre et celui de tracer une limite dans un champ6. 

Ainsi les paysages seraient des peintures et les paysans des artistes. Paysages et paysans sont ici rapprochés à dessein :
ils font partie de la même famille étymologique qui recèle aussi la page et le pays7. 

Les mots disent mieux que quiconque la proximité des gestes ; labourer une page blanche et l’ensemencer d’images et de sentiments ou tracer des lignes dans un champ et y déposer des graines de pensées relèveraient du même art. Certes, les techniques diffèrent, mais l’intention est identique : nourrir l’humain.             

Seulement voilà, l’humain parfois s’emballe, ses mots dépassent sa pensée, ses sillons empiètent sur Dame Nature au point que «pour beaucoup aujourd’hui, le décor aimé de leurs ancêtres ou de leur jeunesse a été pollué ou effacé au nom du progrès. Peu ont vu des paysages rachetés par l’intelligence et l’art8 ». Dans son Ecosse natale, Ian L. McHarg, à l’âge de seize ans, voulait devenir architecte-paysagiste ; « mais la pratique de ce métier s’est révélée une expérience pleine de frustrations. Peu de gens croyaient en ses bienfaits, peu croyaient en l’importance de la nature dans le monde de l’homme. Peu étaient prêts à  composer avec la nature ».

Et pourtant, Ian L. McHarg, relatant un délicieux moment de pause après une journée harassante sous le soleil et dans la poussière, décrit :
« nous nous tenions sur une étroite terrasse auprès de l’eau, goûtant le silence, puis découvrant les petits bruits de la fontaine, le bruissement des feuilles délicates de l’aralia, regardant le jeu de lumière et les taches de soleil dans le plan d’eau. Il y avait ici des choses précieuses, choisies et arran-gées consciencieusement : le soleil et l’ombre, les arbres et l’eau, les murmures dans le silence. Quelle extraordinaire puissance exerçaient ces quelques éléments dans ce petit espace ! Ils n’étaient pas en opposition avec la ville ni avec l’homme, mais les éléments indispensables d’un environnement humanisé. Equilibre, santé et méditation pouvaient coexister ici ».

Equilibre. Santé. Méditation.

Que souhaiter d’autre ? Chacun, là où il est, peut vivre cette expérience savoureuse et réparatrice ; se laisser ravir, enlever, emporter au-delà de nos pesanteurs physiques et psychologiques pour atteindre une forme d’extase bénéfique, bienfaisante. Ce mouvement de réparation de notre corps et d’élargissement de notre être, nous le devons aux paysages qui nous environnent et avec lesquels nous sommes en consonance. Le spectacle qui s’offre à nous pénètre par tous nos sens : effluves et sons, mais aussi images, goûts et textures, tous s’entremêlent pour nous contenter.  Ravissement du paysage ravisseur !

Hartmut Rosa, sociologue allemand contemporain, le confirme : nous sommes perméables aux influences venues directement du monde physique qui nous environne. Non seulement nous sommes sensibles au temps qu’il fait – chacun peut le mesurer à son niveau en ouvrant ses volets chaque matin9 − mais « l’espace extérieur perçu et l’espace psychique intérieur semblent se réfléchir l’un l’autre. […] Notre relation physique et psychique au monde semble aussi subir l’influence des paysages et des espaces architectoniques – déserts et montagnes, océans et artères des grandes villes, constructions en béton et cabanes en bois – lesquels, réciproquement, servent de miroir et de surface de projection à nos états psychophysiques10 ».

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est P-7-Haute-Chaine-du-Jura.jpg.La nature offre de multiples services nécessaires au rétablissement de notre corps et de notre âme. Si des maladies étaient propres à certains territoires, des thérapies pouvaient être particulièrement associées à d’autres : « depuis l’Antiquité, la campagne, puis à l’époque moderne la haute montagne et le bord de la mer, mais aussi les jardins et la “libre nature” de façon générale ont été décrits et valorisés comme des espaces de repos, de recomposition de soi et de restitution d’une relation pacifiée au monde. Des espaces favorables à la santé, car rendant possibles des expériences heureuses du monde et de soi dans le monde. Des lieux où il était possible, enfin et tout simplement, d’être et de subsister11 Il suffit de repérer la position géographique des lieux de cure, de repos ou de convalescence pour s’en convaincre12.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est P-7-Forêt.jpg.Chaque jour, nous éprouvons nos liens avec, sinon la nature, du moins l’environnement − plus ou moins urbanisé − qui nous est proche. Nous sommes pénétrés de cette certitude que les paysages qui nous accueillent nous renvoient à la figure le traitement que nous leur avons fait subir. Les paysages, visages de nos pays, peuvent devenir des remèdes à certains de nos maux. A nous de travailler à leur santé et à leur beauté pour entretenir les nôtres, à condition de « composer avec la nature. »

 

1 Voir Bulletin Sèvre Environnement, n° 64 et 65. Bruno Parmentier fut directeur de l’Ecole Supérieure d’Agricultures d’Angers de 2002 à 2011.

2  Bruno Parmentier, Nourrir l’humanité, Paris, La Découverte/Poche, 2013, pages 123 et suivantes. 

3 La seconde partie sera à retrouver dans le prochain numéro du Bulletin de Sèvre Environnement (n°88). 

4 Certains paysages sont, aujourd’hui, l’objet de politiques de préservation ou de protection dans la mesure où ils recèlent des richesses naturelles et culturelles significatives constituant autant de ressources précieuses pour l’avenir, telles que les Parcs Naturels.  

5 Augustin Berque, Médiance de milieux en paysages, Montpellier, GIP Reclus, 1990, page 116. 

6 Régis Debray, La nature du paysage, Le Monde, vendredi 19 mai 1995. 

7  Le tout s’origine dans le latin pagus qui signifie « pays » précisément. 

Post Author: Didier Dolé