«Mémoire paysanne en bas Poitou (suite 4)» par Jacky Aubineau et Gérard Charrier
Les gerbes stockées sur l’aire soigneusement préparée à proximité de la ferme sont prêtes pour le grand chantier des battages qui est programmé sur les derniers jours de juillet et le mois d’août. Ce chantier s’organisait sur le principe de l’échange de services, créant des liens très forts entre les paysans du voisinage. Nous allions battre les uns chez les autres, et il fallait rendre la journée de travail. Sur la ferme le chantier durait une journée complète, « le jour de la batterie » qui mobilisait au moins 30 travailleurs, donc autant de journées à assurer dans les exploitations voisines. Le mois d’août était bien chargé . Ces campagnes de battages ont pris fin en 1966, mais nous en gardons d’excellents souvenirs.
Le matériel était fourni et conduit par des entreprises telles que Grolleau ou Michel à Nueil les Aubiers et la Société Française à Cerizay. Souvent l’installation du matériel se faisait la veille. Les bambins du village attendaient avec frénésie l’arrivée du convoi bruyant, du fait des roues en fer sur les chemins empierrés. C’est une grosse chenille de fer et de bois qui arrive au village, tirée par un puissant tracteur : la machine à battre, le monte-paille (plus tard la botteleuse) et la petite charrette nommée aussi la « cacahouète » qui assure la fonction de grosse caisse à outils.
L’aire de battage est soigneusement balayée, la batteuse est positionnée puis calée à proximité du gerbier. Ensuite c’est le tour du monte-paille ou de la botteleuse. Il faut déployer et tendre les imposantes courroies pour assurer la transmission des mouvements, monter les tuyaux des balles et enfin faire un essai qui, chaque fois, génère un nuage de poussière suffocante qui laisse présager l’ambiance du chantier du lendemain. La durée du chantier était évaluée à partir du nombre de pelotes de ficelle consommées par la moissonneuse-lieuse pour la confection des gerbes au moment de la récolte.
La préparation du chantier est une chose, mais l’important c’est aussi de prévoir la subsistance pour les travailleurs et tout le monde qui va s’activer autour du chantier. Ce sont 30 à 50 bouches qu’il faut nourrir et abreuver en produits locaux bien évidemment. Et là, ce sont les femmes qui travaillent avec efficacité, car il faudra assurer 2 ou 3 repas, voire 4 en cas de chantier reporté par les intempéries. A la ferme c’est la tuerie des volailles, poulets, canards qu’il faut plumer et parer. Parfois même un veau ou un cochon participent à la fête. Les ouvriers de la batterie auront besoin de beaucoup d’énergie, aussi les légumes secs mogettes, les patates ou les haricots verts sont les bienvenus. Côté boisson, de l’eau, mais surtout du vin de la vigne, parfois du cidre et j’ai souvenir de la goutte douce à base d’extrait de ratafia préparée par la grand-mère. C’est donc tout le clan familial renforcé par des voisins, oncles, tantes, cousin(e)s qui se presse pour installer tréteaux et tables pour les repas du lendemain.
C’est le jour J ! ! ! Il commence souvent à l’aube, à la fraiche. Les travailleurs sont organisés en équipes, pas secteur d’activité :
– aux gerbes : 10 personnes en 2 équipes qui se relaient chaque demi-heure,
– sur la batteuse, le poste clé, celui de « l’engraineur » qui enfourne les céréales avec le petit manche qui approche la gerbe.
– à la gueule de la batteuse : le ramasseur d’ « épiaux » exposé à la poussière,
– l’équipe du pailler avec le meneur qui est responsable de la solidité et de l’esthétique de l’ouvrage. Il accompagne la construction avec une grande perche de bois pour guider ses compagnons.
– un poste en particulier relève du travail de force : celui des porteurs de sacs. En effet la récolte est majoritairement montée et stockée au grenier. Seule une petite part est livrée à la minoterie pour un futur échange blé/pain. Les sacs sont remplis au cul de la batteuse et tarés à 80 kg sur la balance. Pour les charger sur le dos du porteur, on utilise un bâton et c’est l’expérience qui fait le reste. Il faut souvent monter des escaliers étroits, passer sous des poutres pour atteindre le tas du dépôt au grenier. Parfois au pied de l’escalier le porteur a droit à une petite goutte douce pour prendre force et courage. Il faut reconnaitre que le portage des sacs est à l’origine de nombreuses douleurs car souvent les jeunes travailleurs allaient au-delà de leur possibilité pour rester digne vis-à-vis de leurs collègues.
– enfin, ne pas oublier un poste clé : celui du porteur de boissons qui se déplace avec un seau d’eau fraiche pour maintenir les bouteilles au frais. Il fait le tour du chantier pour s’assurer que personne ne « crève de soif ». Nous appréciions particulièrement que ce poste soit assuré par la fille de la ferme; le passage de la Madelon sur la batterie donne à tous force, courage et espoir…
Quand tout ce petit monde est en place, le vrombissement de la batteuse peut commencer, le souffle du tuyau des balles, le ronflement du moteur du gros tracteur monocylindre « Société Française Vierzon » ou le dernier moteur à vapeur qui chauffait au charbon.
Et quand les dernières gerbes montaient sur la batteuse, nous avions déjà en tête de recommencer la fête le lendemain chez les voisins, mais au préalable nous allions partager un frugal repas avec tous les acteurs.
La batterie c’est la fête du village, un point de rencontre attendu, l’activité principale des mômes pendant les grandes vacances.
Il y aura bien une petite batterie en septembre avec la batteuse « la grainetière » pour battre les petites graines comme le trèfle incarnat, trèfle violet, luzerne, lotier. Toutes ces graines fournissaient localement aux paysans les semences nécessaires à la création de leurs prairies. Puis avant le temps des semailles, un chantier de tri des semences sera engagé avec une machine appelée le cylindre. Cet engin a pour fonction de trier les bons grains qui devront assurer la récolte future Les petits grains et les graines cassées iront nourrir les volailles de la ferme.